Ce qui nous échappe aujourd’hui, c’est notre capacité à être autre chose que des profils conformes — des données évaluables, des catégories, des « cases » à cocher. Pour résumer des algorithmes fait de chair et de sang… Dans un univers saturé de diagnostics ou de thérapies- diverses et variées allant jusqu’au fameux atelier de développement personnel, j’observe un effacement progressif de la personnalité, telle qu’on l’entendait autrefois : un mélange subjectif d’émotions, d’expériences, de contradictions, d’imperfections attachantes.
L’article qui inspire cet édito : "Nobody Has a Personality Anymore" et publié sur Free Press rappelle combien, pour beaucoup, la timidité n’est plus une simple nuance de caractère, mais le marqueur d’un trouble — « tu n’es pas timide, tu es autiste ». L’oubli de l’individu, noyé dans la volumétrie d’étiquettes psychiatriques, rend suspect — ou à soigner — tout ce qui s’éloigne de la norme. Or ce seraient précisément ces écarts, ces singularités, qui façonnent ce qui rend quelqu’un unique.
Nous sommes rentrés dans un monde calibré ou une personnalité à part est forcément soumise à des symptômes. Notre époque valorise l’explication — tout comportement, toute émotion, toute faiblesse doit pouvoir être analysée, justifiée, diagnostiquée. À ce prix, on sacrifie le flou, le mystère, la nuance : l’âme, le simple « je suis comme ça » devient suspect.
Pourtant, derrière ce besoin de diagnostic, c’est un danger bien réel : le risque de considérer la diversité humaine non comme une richesse, mais comme une anomalie à corriger. Ce monde calibré engendre un conformisme de l’intérieur : à force de culpabiliser — soi ou les autres — toute forme d’authenticité sensible s’efface.
De plus, l’espace numérique — forums, réseaux sociaux, pseudonymes — accélère le mouvement. La recherche sur l’«identité numérique» montre que chacun peut y adopter plusieurs visages : LinkedIn, Instagram, un forum anonyme… Chaque contexte appelle un “soi” ajusté, calibré.
Ce fractionnement, loin d’être libérateur, peut briser la cohérence du “je”. On n’est plus un individu avec une histoire, des doutes, des contradictions ; on devient un profil — modulable, modulé, optimisé. L’identité réelle se dissout dans le “soi en ligne”.
L’effet pervers : tout profil atypique — qu’il soit discret, différent, imparfait — devient un signal d’alarme, un écart à corriger. On ne célèbre plus l’originalité, on l’interroge, on la questionne puis on finit par la médicaliser.
Prendre soin de l’authenticité, ce serait préserver ce qui ne se mesure pas, ce qui ne se code pas, ce qui ne se corrige pas. Ce serait redonner à la personnalité sa valeur — non pas comme symptôme, mais comme singularité.
Si nous continuons à réduire chaque trait, chaque émotion, chaque comportement à un symptôme, nous aurons tous tendance à nous standardiser — consciemment ou non — pour éviter le jugement, la suspicion, le besoin d’explication.
Mais c’est précisément dans les écarts, les irrégularités, les zones floues, que survivent l’essence de l’être — sa créativité, son imperfection, sa fragilité, son mystère.
À tous les profils dits “atypiques” : surveillez-vous, oui, mais surtout : protégez-vous. Non pas pour rentrer dans la norme — mais pour préserver ce qui fait de vous un être unique.