Entre la naïveté et l’optimisme, la frontière est parfois aussi mince qu’une plume d’indien des Village People. Quand il s’agit pour une industrie d’accueillir une nouvelle technologie, l’Intelligence Artificielle, radicalement révolutionnaire – radicalis en latin signifiant « se rattacher à la racine » - la délimitation peut même donner une impression presque dérangeante de légèreté.
Une légèreté confondante de crédulité ou au contraire rassurante d’enthousiasme, engendrée dans les deux cas par un mécanisme instinctif de protection ? Cette question fondamentale était au centre d’un échange collectif passionnant au dernier MIDEM, le rendez-vous international incontournable de l’industrie de la musique.
Par Gaël Clouzard
ODD N°8 : Travail décent et croissance économique
Les chiffres ne mentent pas paraît-il. Alors autant poser le décor avec eux. Selon une récente étude conjointe et inédite de la SACEM et de son homologue allemande la GEMA, le chiffre d’affaires de l’activité des IA musicales devrait être multiplié par 10 d’ici 2028 et atteindre plus de 3 milliards d’euros. Dans le même temps, les revenus des auteurs et créateurs pourraient diminuer de 27 %, représentant une perte totale cumulée de 2,7 milliards d'euros. Logique donc que 71% d’entre eux pensent que l’intelligence artificielle (IA) constitue une menace pour leur avenir. Inquiets, notamment, que leurs morceaux soient utilisés pour créer des œuvres via l’IA sans leur accord.
« Nous, ce qu’on veut, c’est faire des licences, pas interdire l’IA. Elle est le futur. La SACEM a déclaré d’exclure de son répertoire des entreprises d’IA génératives : par défaut, elles n’ont pas le droit de prendre notre musique sans notre accord. L’enjeu majeur ici est de ne plus être en dissension face aux disruptions mais au contraire de les anticiper. D’être en avance. Et cela passe par travailler avec les créateurs », assure Brice Homs, auteur et président du conseil innovation de la SACEM.
« Si l’IA challenge l’artiste, cela va l’obliger à aller encore plus loin dans son supplément d’âme créatif. L’IA, c’est nous qui lui demandons quoi faire. »
L’Homme, le supplément d’âme créatif
L’IA, fléau ou opportunité ? Les deux à la fois, à ce stade de son imprégnation dans l’industrie musicale, et même de la créativité artistique en général. Sur les 15 000 artistes sondés pour l’étude réalisée par Goldmédia, 35% avouent avoir déjà travaillé avec l'IA. C’est même plus de la moitié chez les moins de 35 ans. Paradoxe marquant : 43% estiment que la technologie peut les aider dans leur travail et permettre une nouvelle approche de création. Et 63% se disent même prêts à la tolérer, et l'accepter. Pourtant, elle continue d’effrayer puisque plus de deux tiers des créateurs sont donc méchamment flippés devant les dégâts potentiels et, disons-le, largement anticipables, que pourrait très vite causer l’IA générative.
« Nous partons presque de zéro sur le sujet donc c’est une chance de pouvoir pour une fois mettre la Tech au cœur de la filière, et non de la laisser à part. C’est une opportunité historique de le faire tous ensemble, et pas en ordre dispersé », estime Yvan Boudillet, co-fondateur de Music Tech Europe, le réseau européen des hubs d'innovateurs musicaux. Il poursuit : « L’innovation et la musique, ça a toujours été un clash or là c’est une chance que ça ne soit plus le cas. Si l’IA challenge l’artiste, cela va l’obliger à aller encore plus loin dans son supplément d’âme créatif. L’IA c’est nous qui lui demandons quoi faire. » Même son de cloche (électronique) chez Michael Turbot, Trust R&D Innovation Lead chez Sony IA : « L’IA est un vecteur de créativité. Elle est un outil pour simplifier le processus de création, aider les artistes à faire de la musique différemment et s’amuser autrement. L’intention initiale de la musique ne peut être qu’humaine. »
Quand le créateur comprend que le consommateur devient le créateur, il s’inquiète et se demande comment réagir
La prise de part de marché de l’IA, le risque business
Avec le recul et la hauteur de l’observateur indirectement concerné, l’IA s’apprêtant évidemment à profondément transformer le journalisme, pour GOODD ce concert de citations sonne comme une symphonie d’auto-conviction. Celle qui confond l'absence de présomption avec la certitude de l'inévitable.
Pour Salim Jawad, Global Head of Creative Innovation chez Believe, « le vrai risque business c’est la prise de part de marché de l’IA. Comment détecter une musique générée par l’IA pour assurer une juste redistribution ? ». Brice Homs s’interroge : « Pourquoi a-t-on peur et de quoi a-t-on peur ? L’Homme n’est pas remplaçable sur ce qu’est une œuvre et une expérience de l’esprit et c’est cela qu’il faut protéger. »
D'où la nécessité d'une prise en compte des pouvoirs publics. L'écrasante majorité (93%) des auteurs-compositeurs aimeraient que le monde politique soit plus attentif à l'évolution de l'IA, et protège les droits d'auteurs. « Il faut des règles, un code de la route. C’est essentiel », confirme Yvan Boudillet.
Si on veut fabriquer une table, il faut d’abord faire pousser un arbre
« Il y a besoin de transparence, personne ne sait comment fonctionnent ces IA, ajoute Brice Homs. Quand le créateur comprend que le consommateur devient le créateur, il s’inquiète et se demande comment réagir. C’est pourquoi nous demandons de la régulation. Nous réclamons l’inversion de la charge de la preuve. Si vous nous dites que vous n’avez pas utilisé nos œuvres, prouvez-nous ce que vous avez utilisé. Il faut de la traçabilité, c’est le minimum de régulation que nous pouvons ambitionner. »
Pour André Manoukian, une IA ne se fera jamais plaquer par sa copine. Certes. Et oui, il manquera toujours à l’IA ce supplément d’âme qui fait une œuvre. Mais n'entendons-nous pas les mêmes discours qu'il y a 20 ans quand les industries du divertissement s’interrogeaient sur l’avènement programmé des réseaux sociaux ? « Si on veut fabriquer une table, il faut d’abord faire pousser un arbre. Il n’y a aucune raison qu’une technologie ne soit pas vertueuse », conclut Brice Homs. Mic drop ? Sur le papier, oui. Dans les faits, seule l’histoire nous dira.
Notre chance en France, est d’être une des plaques tournantes de la recherche musicale dans le monde alors que l’IA est l’occasion pour la musique de se rapprocher des laboratoires de recherche.