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Divertissement : « L’avenir de l’industrie musicale doit principalement être l'inspiration environnementale »

Il n’y avait pas encore de smartphone que Téléphone rêvait d’Un Autre Monde. Pas celui des platistes pour qui la terre ne tourne pas rond, ni celui d’une lune blonde ou même rousse à la Fakear*. Non, là on vous parle d’un monde idéal où comme le sport et le cinéma, l’autre grande reine du divertissement, la musique profiterait de son pouvoir narratif et émotionnel pour sensibiliser la masse aux enjeux et aux réponses écologiques. On peut rêver, c’est ça ? Chiche répond l’association Music For Planet. Entretien avec deux de ses co-fondateurs.

Commençons par le commencement : les artistes peuvent être un formidable porte-voix pour (r)éveiller les consciences et mobiliser les citoyens, leurs fans. Pourquoi ? parce que les humains ont finalement peu de choses qui sont universelles et parmi elles, il y a la musique. Mais si on vous demande en 15 secondes de citer 10 artistes célèbres qui dans le monde ont pris des positions publiques en faveur de l’écologie, promis vous allez méchamment galérer.

Art mineur pour feignants invétérés un chouia doués selon Gainsbourg, elle s’est positionnée depuis de ( trop ) longues années comme un acteur du divertissement. De l’amusement. Et donc d’une certaine idée de la légèreté. Militant écolo plombeur d’ambiance faire demi-tour ! On ne va pas se mentir, globalement la culture environnementale au sein de l'industrie musicale est très faible. Ce ne sont pas quelques contre-exemples symboliques genre We Love Green pour les festivals, qui changent le constat.

Goodd avait déjà abordé ce sujet avec le DG Adjoint de Live Nation France, Matthias Leullier. Pour cet alumni de la Convention des Entreprises pour le Climat, la prise de conscience de l'industrie musicale ne va pas aussi vite que les catastrophes naturelles. Et la rédaction de goodd en remettait une couche en abordant l’impact culturel de la musique dans la planification écologique C’est notamment pour l’aider à se transformer et devenir un vecteur de transformation pour d'autres industries qu’existe l’asso Music For Planet. Entretien avec deux co-fondateurs, Alexandre Jubien, ex-Deezer, et Benjamin Enault, ex-Utopies.

 

« Décarboner la culture ne suffira pas ! »

 

Goodd : Avec les séries et le sport, la musique constitue aujourd’hui l’un des trois piliers narratifs de la culture populaire. Mais où en est cette industrie dans sa transformation écologique, culturelle et structurelle ?!

Alexandre Jubien : commençons par une caricature : "Pour sauver la planète, buvez dans une gourde et arrêtez de jeter vos mégots par terre !" Comme toute industrie, l'industrie musicale entame sa transformation environnementale, avec un peu de retard notamment sur la prise de conscience de ses impacts et de l'ampleur des chantiers à mener. Peut-être parce que depuis Jean Ferrat avec « La montagne »  en 1962, peu d’artistes se sont engagés sur ces enjeux ; peut-être parce que cette industrie a été régulièrement sinistrée entre l’avènement du numérique et la distribution illégale, la Covid 19 entre autres ; peut-être parce qu'il y a toujours une bonne raison de ne pas se sentir concerné. Toujours est-il que pour certains acteurs, soit le réveil est brutal, soit la dissonance cognitive est maximale, quand ce n'est pas carrément le déni ou l'ignorance qui battent leur plein. 

Benjamin Enault : il ne faut pas oublier que selon la SACEM 78% de la musique consommée en plateforme est urbaine et que s’il y a 20 ans elles sont nées de revendication sociales, elles se sont aujourd’hui diversifiées vers de l’entertainment pur. Et ne traitent pas forcément des sujets sociétaux, donc pas d’écologie. La revanche sociale passe par la consommation de produits de luxe. Les exemples de rappeurs qui parlent d’environnement comme de temps en temps Orelsan, Romeo Elvis sont super rares.

Alexandre Jubien : la bonne nouvelle, c'est que la structuration et la montée en puissance de ces enjeux accélèrent, notamment grâce aux travaux du Centre National de la Musique et d'autres acteurs structurants comme le Prodiss ou encore le Réseau des Indépendants de la Musique en Nouvelle Aquitaine. Cependant les moyens engagés sont encore très faibles. On peut aussi déplorer une approche un peu trop technico-technicienne, par exemple avec l'éco-conditionnalité des aides au bilan carbone. Les effets de bord étant que de nombreux acteurs travaillent plus à cocher la case qu'à réellement se transformer en profondeur. Et comme dans de trop nombreux domaines, cela aboutit à une cristallisation sur l'enjeu climat au détriment des 9 autres limites planétaires. Décarboner la culture ne suffira pas !

 

« Les experts n’ont pas su mobiliser les citoyens mais est-ce leur rôle ? »

 

Goodd : Quelle est votre vision des leviers narratifs et d’influence à activer pour permettre à la musique d’être un game changer des nouveaux imaginaires ?

Alexandre Jubien : il y a évidemment les leviers narratifs portés par les artistes eux-mêmes, à travers leurs œuvres, et nous les recensons dans nos ateliers sur la discographie environnementale. Certaines de ces œuvres sont des récits, souvent pour nous alerter sur les catastrophes ou pour provoquer la prise de conscience, plus rarement pour nous laisser entrevoir un monde d'après, l'exercice étant particulièrement difficile. Mais si tout le monde peine à trouver les nouveaux récits qu'il nous faudrait inventer, ce que nous rejetons collectivement est de plus en plus évident. C'est ancré dans l'inconscient culturel dans la civilisation occidentale : croire que l'humanité pourrait se passer du reste du vivant, voire de la Terre ! Et donc, si c'est dans notre inconscient culturel, c'est bien au niveau de la culture que nous pouvons le changer. 

Benjamin Enault : nous pensons que la révolution écologique réside dans la prise de conscience et le passage à l'action de tous. Sans être dogmatique ou donneurs de leçons, c’est dans l’enthousiasme et une démarche optimiste qu’il faut s’inscrire. Nous traduisons le « si on veut on peut » en « changer le monde est à notre portée (musicale) » ! Il faut assumer qu’après 15 ans d'injonctions de fin du monde ou de débats ultra-techniques ou scientifiques sur l’urgence climatique, les experts n’ont pas su mobiliser les citoyens. D’ailleurs est-ce leur rôle ? Nous voulons changer d’échelle. Parler aux vrais gens ! À tous ! Pas seulement aux convaincus.
Quoi qu’on en dise, l’Homme est un animal  social, il cherche consciemment, inconsciemment à s’inscrire dans un mouvement, un groupe. Même les mouvements anarchistes ou punks qui renient toute appartenance à un corps social sont aussi très reconnaissables par des codes vestimentaires, des musiques qu’ils écoutent etc… Ceux qui inspirent ou créent ces mouvements ou groupes sont des influenceurs. Nous cherchons des éco-influenceurs pour rendre cool ce sujet qui ne l’est pas forcément. Nous pensons que les artistes peuvent être un formidable porte-voix pour (r)éveiller les consciences et mobiliser les citoyens, leurs fans.

 

« Si cette industrie réduit ses impacts mais qu'elle ne fait que ça, nous aurons tout perdu »

 

goodd : Pourquoi est-ce encore si compliqué pour des artistes stars de s’engager publiquement pour l’écologie, comme c’est le cas pour le sport et le ciné ?

Alexandre Jubien : certains le font, et très bien. Pour de nombreux autres, il y a une peur du buzz négatif, de la maladresse.  La croyance à laquelle nous faisons face, et qui est l'un des moteurs de l'inaction, c'est l'exigence de perfection. Or ce que les fans attendent, c'est avant tout de la cohérence et du courage. Ensuite, quand bien même l'artiste serait convaincu, son management peut l'en dissuader, par peur du risque, et c'est compréhensible. L'engagement environnemental, les artistes peuvent y perdre, et ce qu'on peut y gagner n'est pas du tout évident. En conséquence, les engagements sincères et durables sont donc souvent le fait d'une équipe, et pas seulement de l'artiste. C'est pourquoi il est crucial de développer la culture environnementale au sein de l'industrie, auprès de tous les professionnels de la musique. Music For Planet promeut ainsi le mécénat environnemental, qui ne représente aujourd'hui que 7% du mécénat mondial.

 
Benjamin Enault : pour certains artistes j’imagine aussi que l’écologie peut avoir une image surannée, ou pire un côté chiant, loin de la promesse de faire rêver les fans. Ils peuvent se dire : « les gens viennent me voir pour sortir de leur quotidien, pour passer un bon moment et faire la fête,  je ne suis pas là pour les plomber. ». 

Aujourd’hui, le modèle économique de l’industrie est nettement différent de ce qu’il a pu être dans les décennies précédentes. La révolution du numérique a fragilisé énormément de structures de petites et moyennes tailles, en même temps qu’elle a consolidé la position dominante des majors et grands festivals - pas nécessairement en terme économique. De fait, on constate un cercle vicieux fermement installé : les artistes qui marchent sont essentiellement dépendants du live, les clauses type exclusivité territoriale poussent les artistes à se déplacer plus loin et plus vite, demandent aussi de plus gros cachets pour être rentables, ce qui a pour effet de pousser les festivals, les salles de spectacles à faire des évènements plus gros qui amènent davantage de public, concentrent les gros artistes. Bref un modèle anti-écologique dans lequel on comprend aisément qu’il n’est pas évident pour un acteur de ce secteur (artiste, festival…) de tenir de grands discours environnementaux lorsque son activité est construite dans une direction inverse. Les appels à réimaginer le modèle économique de l’industrie musicale sont nombreux, mais ils ne semblent pas vraiment entendus par les acteurs qui ont un poids et une voix considérable pour faire changer les choses et inspirer les audiences.

En parallèle, on observe que les petites et moyennes structures vont avoir du mal à capter des artistes / du public, et de fait à vivre / survivre, et si souvent ces structures sont conscientes des enjeux environnementaux et volontaires pour engager une vraie transition écologique, elles ont un blocage psychologique lié à des finances fragiles (changer ça coûte cher et on a pas les moyens en gros).

 

goodd : Terminons par un peu de prospective joyeuse : une industrie de la musique souhaitable en 2030, cela donnerait quoi exactement?

Alexandre Jubien : ce serait une industrie dont la raison d'être est principalement l'inspiration environnementale, de ses acteurs comme de ses audiences. La musique est l'art qui accompagne nos émotions. Et sur le chemin de la prise de conscience et de l'action écologique, nos émotions sont fortes. Face au cauchemar environnemental en cours, il y a la colère, la tristesse, le dégoût. Mais aussi la joie, le courage et l’amour pour le vivant quand nous passons à l'action collectivement ! Donc si cette industrie réduit ses impacts mais qu'elle ne fait que ça, nous aurons tout perdu car nous n'aurons pas rêvé. La musique peut être ce vecteur positif et joyeux qui transforme tous les citoyens en éco-citoyens.  La musique a de belles notes à jouer pour la préservation de la vie sur Terre.

 

*Fakear : auteur compositeur à découvrir  ici ! C’est le petit plus de la maison goodd.

Visuel © : Priscilla du Preez

Écrit par

Benjamin Adler

ODD N°17 Partenariats pour la réalisation des objectifs