#Sciences Humaines

Deepfake : Pour rester soi même, il va falloir reprendre le contrôle de son visage

Deepfake : Pour rester soi même, il va falloir reprendre le contrôle de son visage

Face à l’essor des deepfakes et des intelligences artificielles capables d’usurper nos traits, nos voix et nos corps, le Danemark ouvre une brèche révolutionnaire : accorder aux citoyens un droit d’auteur sur leur propre apparence. Une initiative qui pourrait bouleverser notre rapport à l’identité, à la propriété de soi et aux plateformes numériques. Et surtout éviter une ère de mauvais nouveaux imaginaires…


Par Gaël Clouzard

ODD N°16 : Paix, justice et institutions efficaces

 

« Les êtres humains peuvent être passés à la photocopieuse numérique et utilisés à toutes sortes de fins — et je refuse d’accepter cela. » C’est en ces termes que Jakob Engel-Schmidt, ministre de la Culture du Danemark, a récemment justifié dans The Guardian une réforme sans précédent : son pays vient d’amender la législation sur le droit d’auteur pour permettre aux citoyens de devenir propriétaires de leur propre image. Concrètement, chacun disposerait d’un droit exclusif sur son visage, sa voix et ses expressions. Un petit pas juridique, un immense pas pour la dignité individuelle.

Il faut dire que la menace est bien réelle. Les deepfakes — ces vidéos hyperréalistes générées par IA, capables de vous faire dire ou faire n’importe quoi — ne sont plus un gadget. Elles déforment la réalité, exposent à la diffamation, au chantage, voire à des inculpations injustifiées. Et la parade technique n’existe pas : le logiciel est déjà dans la nature. Or le citoyen lambda n’a ni le temps ni l’argent pour batailler devant les tribunaux afin de faire retirer une vidéo truquée.

Le Danemark, en revanche, trace une voie radicale. Sa proposition inscrit noir sur blanc une protection contre les « représentations numériques très réalistes d’une personne, incluant son apparence et sa voix », tout en préservant la satire ou la parodie. Les Danois pourraient exiger le retrait des contenus deepfake non consentis et obtenir des compensations financières. Si les plateformes rechignent, elles s’exposeraient à des sanctions lourdes, pouvant aller jusqu’à une surveillance par la Commission européenne. « Si les plateformes n’obtempèrent pas, nous irons plus loin », prévient Engel-Schmidt, bien décidé à profiter de la prochaine présidence danoise de l’UE pour promouvoir ce modèle.


 

Vers une nouvelle souveraineté personnelle

Pour comprendre la portée de cette révolution, il faut mesurer la limite actuelle du droit. Aux États-Unis par exemple, la loi protège les œuvres originales — un texte, un film, une chanson — mais pas votre personne en tant que telle. Votre corps, votre visage ou votre voix ne sont pas « fixés dans une forme tangible par un auteur humain », condition sine qua non du copyright. Pour agir contre une usurpation, il faut alors recourir à des droits à l’image ou à la vie privée, souvent longs et coûteux. Résultat : si Cristiano Ronaldo proteste, la vidéo disparaît aussitôt. Si monsieur Tout-le-Monde proteste, la plateforme hausse les épaules. Sauf si, par miracle, il brandit un DMCA pour violation de copyright.

En France, la situation est un peu différente : le droit à l’image découle du respect de la vie privée, garanti par le Code civil et la Convention européenne des droits de l’homme. Chacun peut s’opposer à l’utilisation non autorisée de son image, mais encore faut-il engager une procédure, souvent complexe et incertaine. Quant au reste de l’Europe, si les droits à la personnalité sont reconnus, ils varient fortement d’un pays à l’autre, sans cadre commun spécifique pour lutter contre les deepfakes.

Certaines entreprises essaient donc de contourner le problème. Metaphysic, société pionnière des deepfakes célèbres (Tom Cruise, ABBA, Elvis), travaille sur une solution audacieuse : créer un avatar IA de vous-même et le protéger par le droit d’auteur. « Ce n’est pas vous qui êtes protégés, mais votre double numérique, une création artificielle », explique son PDG Tom Graham. Dès lors, toute reproduction non autorisée tomberait sous le coup du DMCA. Un bricolage juridique complexe, mais qui prouve une chose : nous avons désespérément besoin d’un droit clair sur notre propre représentation.

Un basculement anthropologique

Ce débat n’est pas seulement juridique. Il touche à quelque chose de bien plus profond : qui possède notre identité ? Sommes-nous des sujets libres ou de simples « ressources » numérisables et exploitables à l’infini ? La démarche danoise replace l’humain au cœur du droit, en affirmant que chacun est maître de son corps, de sa voix, de ses traits — même dans leurs déclinaisons artificielles.

Dans un monde où l’on pourra bientôt croiser des clones numériques de soi dans des vidéos qu’on n’a jamais tournées, ou entendre sa voix vanter un produit qu’on n’a jamais approuvé, c’est peut-être l’un des combats les plus fondamentaux à mener. Pour l’individu, c’est une question d’intégrité. Pour nos sociétés, un test décisif : serons-nous capables d’adapter nos lois à la déferlante technologique pour préserver ce qui nous rend profondément humains ?

Le Danemark nous montre la voie. Reste à voir si l’Europe — et le reste du monde — auront le courage de suivre.