En matière de consommation responsable, le prix est un signal plus ambigu qu’il n’y paraît. Consommer est aussi un moyen de s’intégrer ou de se distinguer. Cela augmente donc les inégalités et nuit à la transition écologique. Là où elle devrait combler un vide, c’est l’effet inverse qui se produit… Cela doit changer. Et pour changer il faut comprendre…
Par Benjamin Boeuf Professeur en marketing, IESEG School of Management et LEM-CNRS 9221, IÉSEG School of Management
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Les ressources économiques de chacun influencent largement ce que nous achetons et consommons. Le prix peut parfois être un obstacle, mais aussi servir d’excuse pour ne pas acheter des produits respectueux de l’environnement. En effet, le prix a un rôle paradoxal : il empêche souvent les classes populaires d’accéder à ces produits, jugés trop cher, alors qu’il justifie les excès de consommation chez les plus aisés, pour qui un prix élevé peut légitimer un impact environnemental négatif. Ce paradoxe s’appuie à la fois sur des facteurs économiques et psychologiques qui influencent la façon dont chaque classe sociale perçoit la consommation responsable.
La barrière du prix pour les classes populaires
Pour les classes populaires, le prix est un obstacle majeur à l’adoption de comportements responsables. Acheter des produits biologiques, des vêtements éthiques ou une voiture électrique est souvent perçu comme un luxe inaccessible. Les produits écoresponsables, bien qu’essentiels pour répondre aux défis climatiques, sont fréquemment plus coûteux que leurs alternatives conventionnelles, moins durables. Les produits issus de l’agriculture biologique coûtent par exemple en moyenne 20 à 30 % plus cher que les produits classiques.
Ce différentiel de prix crée un dilemme insoluble entre la préservation de l’environnement et la gestion du budget. Ce coût additionnel entraîne un sentiment d’exclusion, aggravant les inégalités sociales et environnementales.
Ainsi, les ménages à faible revenu se tournent vers des produits moins chers et souvent plus nocifs pour l’environnement, comme les produits de fast fashion. Des entreprises comme Shein misent sur une stratégie low-cost au détriment des impacts sociaux et environnementaux.
Cet effet du prix s’inscrit dans une dynamique sociale et psychologique plus large qui affecte différemment la consommation des différentes classes sociales. Des chercheurs en marketing ont montré que la propension à consommer des produits écoresponsables suit une courbe en forme de U inversé : la classe moyenne est plus encline à adopter des comportements écoresponsables que les classes populaires et supérieures. Ce phénomène s’explique notamment par les motivations sociales distinctes de chaque groupe.
S’intégrer ou se distinguer : le dilemme
Les consommateurs issus de la classe moyenne cherchent en effet à équilibrer deux forces psychologiques : le besoin de s’intégrer et celui de se distinguer. Pour eux, consommer écoresponsable est à la fois un moyen de se conformer aux attentes sociétales et de marquer leur différence. Ce double enjeu satisfait leurs aspirations identitaires, ce qui explique leur plus grande propension à acheter des produits écoresponsables.
En revanche, les classes populaires ne partagent pas cette dynamique. Les individus des classes populaires, davantage tournés vers le désir de s’intégrer (et non de se distinguer), perçoivent la consommation écoresponsable comme un acte de différenciation, ce qui les incite à s’en détourner.
À l’inverse, les classes supérieures, motivées par un besoin de se démarquer, considèrent que la consommation écoresponsable les assimile trop aux autres, et préfèrent donc s’en éloigner également. Dans ce contexte, le prix n’est pas un frein, mais, paradoxalement, un facteur de justification de la consommation excessive des classes supérieures. Une récente étude a démontré que les individus des classes aisées ont tendance à se percevoir comme plus méritants, ce qui renforce l’idée que des produits plus coûteux symbolisent leur statut et leur succès. Le prix élevé d’un bien ou d’un service devient alors un marqueur de distinction sociale et confère un sentiment de légitimité (price entitlement effect) à avoir un impact social et environnemental négatif : puisque j’ai payé cher, alors j’ai le droit de polluer plus.
Pour les entreprises, la recherche montre que des messages axés sur des valeurs collectives et égalitaires, plutôt que sur des bénéfices individuels, peuvent détourner les consommateurs de leur intérêt personnel
Le syndrome du « j’y ai droit »
Prenons l’exemple des voyages en avion privé, un luxe prisé par les plus fortunés malgré son important impact environnemental. Selon un rapport de Transport & Environment, les jets privés émettent jusqu’à 14 fois plus de CO₂ par passager que les vols commerciaux classiques. Selon l’effet de légitimation par le prix, les utilisateurs de ces avions justifient leur choix par leur capacité à payer, renforçant ainsi leur sentiment de légitimité à polluer plus que les autres.
Cette dynamique renvoie à la théorie de la distinction de Bourdieu, selon laquelle les classes supérieures utilisent leurs pratiques de consommation pour se différencier socialement. Acheter des produits onéreux n’est pas seulement un acte de consommation ; c’est un signe de réussite et de prestige. Que ce soit une voiture de luxe, des vêtements de marque, ou des voyages coûteux, ces achats permettent aux classes aisées de marquer leur statut. Bien que ces produits puissent avoir un impact environnemental important, leur prix élevé crée un sentiment de légitimité, renforçant une consommation ostentatoire et non responsable.
Alors qu’il demeure souvent le critère le plus important dans le choix de consommation (par exemple, 82 % des individus le considèrent comme le critère le plus important dans l’achat d’un billet d’avion, contre seulement 1 % pour l’impact environnemental), le prix pourrait au contraire devenir un levier pour stimuler une consommation plus responsable.
Du côté des entreprises, la recherche montre que des messages axés sur des valeurs collectives et égalitaires, plutôt que sur des bénéfices individuels, peuvent détourner les consommateurs de leur intérêt personnel et les inciter à faire des choix plus responsables. Cela pourrait réorienter le prix, non plus comme un simple indicateur de statut, mais comme le reflet d’un engagement envers la durabilité.
Les politiques publiques pourraient également jouer un rôle en rendant plus visibles les coûts sociaux et environnementaux des produits onéreux, réduisant ainsi l’attrait de la consommation ostentatoire. Mettre en lumière ces impacts négatifs permettrait d’aider à décourager les achats non responsables et promouvoir une consommation plus éthique.
Dans un contexte de crise climatique, le prix devient donc un marqueur des disparités de consommation responsable : il prive les moins riches de l’accès à des produits durables, tout en renforçant les comportements excessifs des plus riches. Il est alors essentiel de reconnaître que le prix, loin d’être neutre, façonne nos choix et légitime certaines pratiques. Repenser son rôle dans nos habitudes de consommation pourrait encourager des comportements plus responsables, en influençant directement les décisions des consommateurs.
Benjamin Boeuf Professeur en marketing, IESEG School of Management et LEM-CNRS 9221, IÉSEG School of Management
© visuel : nicotitto
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