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Biodiversité : comprendre pourquoi nous avons besoin de plus d’humanité et d’humus

Connaissez-vous les principales causes de l’effondrement du vivant ? Il y a d’abord les pollutions industrielles, agricoles, lumineuses… Il y a ensuite la disparition des habitats. Enfin, il y a la modification du climat et son réchauffement. Or, cette troisième est la conséquence des deux premières. Restaurons notre biodiversité et nous arrêterons donc de réchauffer la planète ! Le message est simple. Il est celui d’Hugues Mouret, naturaliste engagé que goodd a rencontré. 

 

« Un jour viendra, et plus tôt qu'on ne le pense où le degré de civilisation se mesurera non à l'emprise sur la nature, mais à la quantité, la qualité, l'étendue et la sauvagerie de nature qu'elle laissera subsister. » La prophétie de Robert Hainard, artiste, naturaliste et philosophe suisse, a moins de 70 ans. Ce jour est venu. Il est là. Pourtant, la capacité à aborder l’enjeu de la protection de la biodiversité avec lucidité et à collectivement se mobiliser pour réparer ses propres dégâts est trop limitée.  

Est-ce que l’humanité est de mauvaise humeur car elle manque d’humilité mais aussi d’humus ? Le naturaliste Hugues Mouret le pense. Goodd aussi. Et là encore, tout est question de narration. Par exemple, lors de la dernière élection présidentielle, 3% du temps de parole a été dédié au réchauffement climatique, ne laissant que quelques miettes à la biodiversité. La faute au solutionnisme technologique qui nous fait prendre le problème par le mauvais prisme ? Un peu. La faute à la complexité du sujet, impossible à aborder dans un paysage de l’information ultra binarisée ? Réponses avec le directeur scientifique de l’association Arthropologia.

 

Goodd : commençons par le commencement : comment, en allant au-delà des chiffres, anticiper le constat des impacts que la disparition de la biodiversité aura sur notre vie quotidienne à horizon 2030?

Hugues Mouret : il est compliqué de s’éloigner des chiffres, qui donnent quand même un constat assez clair de l’effondrement littéral de tous les groupes d’insectes, à part les groupes de biodiversité qui sont liés à l’activité humaine et en bénéficient, comme par exemple les mouches et les moustiques. Le développement de certains groupes du vivant implique que d’autres ont cédé leur place, ou qu’ils sont présents en bien moins grand nombre. 

Une étude parue en 2017 annonce qu’entre 76% et 82% de la biomasse des insectes volants a disparu en Allemagne. Une autre étude allemande de 2019 estime que deux tiers de la biomasse a disparu en 10 ans sur les 300 des sites suivis. On peut probablement extrapoler ceci a l’ensemble des milieux en Europe occidentale. Mais en effet, quel impact ont ces chiffres sur la population ? Selon moi, l'amnésie environnementale est due au fait que nous avons du mal à nous rappeler de ce qu’il y avait dans nos champs il y a 10 ans, sauf à aller le noter, le consigner et le relever avec un protocole rigoureux. Par contre, chaque personne de plus de 40 ans peut dire : « quand j’allais chez mes grands-parents il y avait plein de criquets quand je marchais dans les champs, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. » Cette perte de biodiversité en France, en Europe et sur l’ensemble de la planète, est assez terrifiante. Elle concerne également la faune et la flore.

 

"Il faut laisser faire la nature, au lieu de planter des arbres petits et grands dans des prairies vides"

 

Goodd. : comment expliquer cette perte dramatique ?

Hugues Mouret : en reliant la complexité des espèces avec l’interrelation qu’ils remplissent, les services écosystémiques : perte de la pollinisation, perte de production des systèmes agricoles… etc. On passe notre temps à essayer de simplifier notre monde qui est hypercomplexe. Les parcs nationaux constituent un bon exemple : ils contiennent des milliers de moutons qui sont traités contre les parasites, or à chaque fois qu’ils font leur besoin, ils déposent des produits toxiques dans l’environnement. 70% des abeilles nichent dans le sol, les vers de terre aussi, les bousiers mangent les bouses, les chauves-souris mangent les bousiers… tout ça intoxique les insectes et leur prédateurs. 

Les effets s’accumulent en cascade ! Aujourd’hui, on utilise artificiellement la mécanique et la chimie pour contrôler cette biodiversité. Mais cela fonctionne pendant un temps, ensuite on arrive au bout du système de résistance des insectes aux produits de traitement des végétaux. Il faut alors des produits de plus en plus toxiques pour empêcher cette nature de s’exprimer. Ce n’est pas comme cela que nous allons réussir à partager les territoires dans l’espace et dans le temps avec la nature.

 

Goodd. : sachant justement que notre temporalité n’est pas la même que celle de la nature, comment cohabiter et donc in fine changer le paradigme du génie humain ?

Hugues Mouret : comment, c’est difficile à dire. Mais l’Homme fait clairement face à un problème d’immédiateté et d’urgence amplifié par les systèmes d’information et nourri par les réseaux sociaux. Ce biais engendre des réponses inappropriées. Nous le savons, la restitution du milieu en Europe occidentale se fait par le biais des zones boisées. C’est le milieu le plus efficace, résilient, et qui accueille le plus de biodiversité. Mais il faut comprendre qu’un arbre ne pousse pas de la même manière qu’un pied de tomate par exemple, et n’a pas la même durée de vie. 

Lorsqu’on plante des arbres, il faudrait que les arbres germent dans un milieu adapté à leur croissance, et donc pas dans des prairies. Un arbre est un organisme grégaire qui vit dans une forêt, et tous les arbres s’entraident entre eux. En dehors de la mer, le plus gros puits de carbone que nous ayons dans la biosphère continentale, c’est la matière organique produite par les arbres. Celle qui est tombée au sol, s’est transformée en humus et est rentrée dans le sol. Il faut savoir que la quantité de matière organique qui tombe au sol dépend de la quantité de carbone et d’eau stockée. Les arbres germent dans des sols riches en matière carbonée. 

Malheureusement, lorsque nous faisons du jardinage, du maraîchage, nous mettons la terre à nue et stoppons le développement du sol, qui manque de carbone pour que les arbres puissent germer. En résumé, si on arrêtait de tout stopper, une forêt se développerait en quelques décennies. Il faut laisser faire la nature, au lieu de planter des arbres petits et grands dans des prairies vides. L’immédiateté doit être revue, elle n’est pas la solution.

 

"Il faut encourager la reconnexion avec la nature."

 

Goodd : quelles solutions existent pour permettre à la biodiversité de lutter contre le réchauffement climatique ?

Hugues Mouret : on doit déjà maîtriser son sujet. Par exemple, le sol, ce n’est pas que de la terre. 23 % du vivant connu à ce jour vit dans les sols, c’est-à-dire plus de 500 000 espèces !

Par exemple, 1 cm3 de terre contient : 1 à 5 Km d’hyphes mycéliens (champignons), 1 million à 1 milliard de bactéries, 10 à 60 000 protozoaires, 50 à 100 nématodes, 1 collembole, 1 insecte… (Source : D. Cluzeau, CNRS). Il y a plus d’organismes vivants dans une cuillère à café de sol que d’humains sur Terre !

Et tout ce foisonnement de vies dans les sols transforme la matière organique en humus, qui fixe le carbone, mais aussi stocke et restitue de l’eau (rôle d’éponge).

On peut se concentrer sur du bon sens : pour prendre part à la renaturation nécessaire, il faut plutôt agir sur où et comment nous allons pouvoir laisser de la place à la nature sauvage sans y intervenir, afin qu’elle puisse remplir toutes ses fonctionnalités.

Sinon, il faut agir sur les espaces non-productifs, la restitution d’une partie de l’espace dont on a la gestion en tant que propriétaires ou locataires : les jardins privés ( qui représentent 1 million d’hectares de surface ), les pieds d’immeuble, les jardins d’entreprise, les zones d’activité commerciale, les campus, casernes, universités, parcs urbains, échangeurs… etc.

Par exemple, pourquoi ne pas rendre la moitié de chaque jardin privatif de 1000 m2 en gestion naturelle, donc en libre évolution ? Il faut également activer les terres agricoles car l’agriculture est malheureusement destructrice d’habitats naturels. Enfin, nous devons limiter la tonte, en rappelant que plus de boisements égale moins d’entretien ; et transformer les zones prairiales en zones pré-forestières. Vous savez, tout est réparable au fil du temps. La décompaction des sols, la multiplicités des espèces et des strates : ces mécanismes existaient bien avant l’apparition de l’humanité, et continueront à exister bien après sa disparition.

 

Goodd : et concrètement ?

Hugues Mouret : il faut modifier en profondeur nos systèmes de production de transport et stopper enfin cet insupportable gaspillage alimentaire, énergétique… Mais il nous faut aussi changer de rapport avec la nature, arrêter de toujours en avoir peur. Il faut plutôt augmenter considérablement sa présence autour de nous, pour notre santé, notre bien-être physique et moral, pour le climat et pour la biodiversité. Nous sommes aussi la nature. Ce qui nous amène à laisser une vraie place au vivant partout et tout le temps.

Rendre une place conséquente et de choix à la nature spontanée dans tous les jardins privés et publics, résidences, immeubles, parcs urbains, campus, casernes, hôpitaux, zones d’activités commerciales, bords de routes, rues, places, échangeurs routiers, bords de champs. L’humanité en dépend totalement !

 

Goodd. : récemment, le traitement médiatique de la COP 15 de Montréal a été vampirisé par celui accordé à la Coupe du monde de football au Qatar. Pourquoi est-ce que la préservation de la biodiversité n’entre pas dans les discussions quotidiennes des gens ? Comment changer la narration sur un sujet aussi complexe?

Hugues Mouret : le parallèle le plus simple à faire pour expliquer ce déni est celui avec les fumeurs. Oui fumer est mortel et ils le savent, mais cette mort est tellement éloignée dans le temps qu’ils n’arrivent pas à prendre aujourd’hui la décision d’arrêter. Après, en effet le sujet de la biodiversité est complexe. Mais pourquoi sur le climat en revanche, les choses bougent ? Probablement parce que les indicateurs qui permettent de calculer l’évolution du climat sont plus limités que ceux utilisés pour la biodiversité, qui concerne 2 millions d’espèces connues, des millions d’autres espèces sûrement inconnues qui interagissent en permanence ensemble. 

C’est très dur, voire impossible, d’avoir une vision d’ensemble de cet écosystème. De plus, climat et météo sont des termes associés l’un à l’autre et la météo se voit et se ressent, ce qui n’est pas le cas de la perte du vivant. La disparition des insectes et du vivant est moins visible. S’attaquer au climat n’est pas une mauvaise chose, mais cela n’inverse pas les causes de la perte du vivant. Or c’est avec ce vivant qu’on pourra avoir une action la plus efficace sur le climat. Il faut laisser de l’espace et du temps à la nature, et arrêter d’intervenir.  Il faut que les entreprises, espaces privatifs, structures privées et publiques comprennent cela et jouent le jeu. Mais ça implique de modifier le rapport que nous avons avec notre environnement et d’inverser les priorités. C’est de loin l’action la plus efficace et la moins onéreuse. Il faut encourager la reconnexion avec la nature.

Écrit par

Benjamin Adler

ODD N° 15 : Vie terrestre

© Visuel Wolfgang Hasselmann