Pas besoin d’être un docteur en anthropologie ou un grand penseur de plateau télé pour constater la déprimante évidence : les avancées culturelles des promesses de la Transition écologique patinent comme un skieur de décembre sur de l’or blanc de canon à neige. Pour susciter la motivation intrinsèque de chaque citoyen, l'écologie ne devrait donc plus apparaître comme contraignante. Fini la théorie du grand renoncement - de l’avion, de quelques degrés de chauffage en plus, des sapins coupés de leurs forêts ? Ce n’est pas si simple. Ce qui l’est par contre, c’est de comprendre que pouvoir s'incarner dans un nouveau mode de vie désirable adopté avec plaisir peut être une réponse pour la grande bascule collective. On en parle avec Jérémy Dumont, créateur de la Fresque des Imaginaires.
« L’imagination est la possibilité de regarder les choses comme si elles pouvaient être autres». Il y a déjà plus d’un siècle, le psychologue et philosophe étasunien John Dewey avait tout compris au Nouveau Récit. En 2023, le collectif #NousSommesVivants s’approprie la pensée pragmatiste pour une promesse désirable : s'extraire de sa contrainte pour rêver et explorer de nouveaux modes de vie à explorer constitue une étape, le temps d’un moment individuel et collectif.
Comment en trois heures questionner nos rapports au vivant afin d'imaginer collectivement d'autre façons d'être au monde et l'habiter ? Comment en trois heures arriver à se projeter dans des modes de vie responsables et désirables en s'inspirant de 4 visions de la relation homme-nature ? La réponse est simple : en participant à une nouvelle Fresque, encore en phase de test, celle des Imaginaires.
Entretien découverte avec Jérémy Dumont, planneur stratégique et fondateur de Nous Sommes Vivants, un collectif de professionnels de l'innovation et de la transformation engagés dans la transition écologique.
Goodd : vous avez créé une fresque de l’imaginaire mais est-elle adaptée aux enjeux d’aujourd’hui ?
Jérémy Dumont : la crise écologique est une crise de liens au Vivant qui nécessite de (re)interroger le « Grand Partage » - soit la séparation Nature-Culture - qui a commencé en Europe à la Renaissance avec l’émergence de l’individualité. Comment nous situer dans le monde, dans un contexte dont nous faisons partie, mais au centre duquel nous ne sommes pas nécessairement situés ? Et où découvrons-nous la multiplicité des réseaux d’interdépendance qui lient humains et non-humains ?
L’ambition de la Fresque des Imaginaires est de sortir de cette crise en faisant émerger des imaginaires écologiques positifs, responsables et désirables. Et de façonner en petits groupes une autre vision du futur à partir d'autres façons d'être au monde, qui existent déjà dans la réalité ou ne sont encore que le fruit de notre imagination.
Les 4 « visions de la relation homme-nature » qui s'illustrent dans la fresque des imaginaires sont ceux de la psychosociologue Nicole Huybens, qui a travaillé sur les courants majeurs de l’éthique environnementale : les humains comme individus exploitant la nature pour les anthropocentristes ; la vie et l'ensemble des espèces menacées par les humains pour les bio-centristes ; la communauté biotique dont les humains font partie pour les éco-centristes; et les êtres vivants comme individus en interaction dans un lieu donné pour le multi-centrisme.
Les participants sont invités à réfléchir à ce qui est vraiment important pour eux, à s'ouvrir aux humains et non humains ; et finalement à prendre conscience que nous sommes tous des êtres vivants sur une même terre.
Goodd : en quoi selon vous est-ce vital de mettre l'installation et la diffusion d'un nouvel imaginaire au cœur de la Transition écologique ?
Jérémy Dumont : la crise de la biodiversité et le changement climatique posent clairement la question de l’habitabilité de cette planète dans un futur proche. Selon Philippe Descola, pour apprendre de nouvelles façons d’habiter la Terre, il nous faut un apprentissage, une prise de conscience des interactions multiples entre chacun d’entre nous et le reste du monde. Il faut réfléchir à ce que doivent être les nouvelles humanités, qui ne soient pas centrées sur les humains mais essayent de faire droit à d’autres représentations de la diversité humaine.
Mais la détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux passés, actuels ou attendus ne nous met pas collectivement en mouvement pour améliorer les conditions des vies des générations futures ; et encore moins d'améliorer l'habitabilité de la terre pour tous les êtres vivants.
Depuis la fin du XXème siècle ce n'est plus l'imaginaire de la modernité et du progrès qui lui est associé qui est dominant en occident et plus particulièrement en France. C’est plutôt le récit de la crise de la modernité : l’horizon du « progrès » laisse place à un présent submergé par les « dégâts du progrès ». L'humanité n’a plus en face d’elle une « nature » dont il faudrait s’émanciper par la connaissance afin de la domestiquer au service de la croissance et de l’abondance : elle a en face d’elle les conséquences négatives de son propre développement qui met en péril toute forme de vie sur terre.
Or la transition écologique, si nous voulons la mener collectivement, suppose de donner véritablement envie à chacun d'adopter volontairement de nouvelles façons d'être au monde. De vivre et d'habiter sur terre. D’adhérer à de nouvelles valeurs ou des valeurs plus profondément ancrées en nous pour réorienter les comportements. Elle nécessite une transformation culturelle portée par des récits et des imaginaires positifs qui agissent sur les représentations mentales de nous-mêmes ; et les représentations collectives inconscientes de ce qui fait société.
Goodd : n'est-ce pas finalement un peu flippant de se dire que se projeter sur 2030 se fait avec de l'imagination et pas avec une visualisation claire ?
Jérémy Dumont : pour les lecteurs de l’anthropologue Philippe Descola et du philosophe Bruno Latour, c’est désormais un acquis : nous sommes sortis du grand partage entre l’homme et le monde. La nature n’est plus un décor, un réservoir de richesses, une aire de repos ou un terrain de jeu.
Pour Descola, il faut combattre l’humanisme au sens de l’anthropocentrisme, c'est à dire la domination des humains sur la nature. Comprendre que la nature n'existe pas comme concept séparé de l'humanité. Déconstruire le principe du cogito ergo sum de Descartes, selon lequel seul l’humain est sujet car doté de rationalité et de sensibilité, et la nature un objet.
Et s’il s'agissait de refaire société entre nous, les vivants ? Pour bien vivre tous ensemble sur terre, humains et non-humains. Baptiste Morizot, philosophe et naturaliste dit que « nous sommes des vivants parmi les vivants », que nous devons apprendre à cohabiter avec les autres espèces, comprendre le fonctionnement des écosystèmes, s’en inspirer et en respecter l’équilibre.
Si nous sommes d'accord avec ce nouveau contrat social alors il existe un imaginaire qui se dessine de façon claire : la régénération.
C'est une approche intégrative dans laquelle les humains font partie de la nature. Elle est basée sur une vision multicentrique des relations homme - nature dans laquelle chaque être vivant est pensé comme une entité agissante au sein d'un écosystème. Dans cette approche, les humains peuvent être des auxiliaires de la biodiversité. On parle de régénération assistée par les humains. Et de services écosystémiques de la nature pour les humains et les autres êtres vivants. Le tout de façon participative avec les habitants d'un lieu, entre les espèces, en symbiose.
C'est l’écologie de la planète imaginaire Pandora dans Avatar. Le film montre des espèces qui vivent en communion les unes avec les autres, des cavaliers humanoïdes nouent un lien éternel et organique avec leur monture, les arbres parlent aux vivants et même aux morts. La diversité des formes de vie est un prétexte pour nous plonger dans un univers animiste, radicalement différent des schémas de pensée occidentaux depuis Descartes.
Benjamin Adler
© Visuel : Alice Alinari