Pour une meilleure transition : mangez des puits carbone
Par
Daphné Lorner Analyste prospectiviste biocarburants transport, IFP Énergies nouvelles
Guillaume Boissonnet Directeur de Recherche – Economie Circulaire du Carbone, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Jack Legrand Professeur Emérite, Génie des Procédés, Université de Nantes
Monique Axelos Chercheur en alimentation et bioéconomie, Inrae
ODD N°9 : Industrie, innovation, infrastructure
ODD N°13 : Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques

C’est quoi exactement un puits carbone et pourquoi est-il incontournable pour atteindre la neutralité carbone ? 4 chercheurs vulgarisent l’une des pièces essentielles de notre combat pour réduire l’intensité carbone. Goodd revient sur un élément indispensable de connaissance pour comprendre et agir en conséquence…
Dans l’Union européenne, et dans la plupart des pays développés, un objectif de « neutralité carbone » a été fixé d’ici 2050. Il s’agit de compenser les émissions de CO2 anthropiques vers l’atmosphère par des absorptions de CO2, en utilisant des systèmes qui piègent plus de CO2 atmosphérique qu’ils n’en émettent – les plantes en sont un premier exemple. On les appelle « puits de carbone ». Tous les scénarios climatiques de référence s’alignent : une fois mises en place les multiples solutions de réduction des émissions de CO2 d’origine fossile (sobriété énergétique, efficacité des systèmes énergétiques, substitution par les énergies renouvelables, etc.), il restera des émissions incompressibles dans le temps imparti, dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie notamment, qui devront être compensées par des puits de carbone.
`Évolution des émissions et des puits de GES sur le territoire français entre 1990 et 2050 (en MtCO2eq). Inventaire CITEPA 2018 et scénario SNBC révisée (neutralité carbone). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Ministère de la Transition énergétique
Qu’est-ce qu’un puits de carbone ?
Un « puits de carbone » piège donc plus de CO2 atmosphérique qu’il n’en émet dans l’atmosphère, grâce à un réservoir qui séquestre durablement du carbone d’origine atmosphérique sous forme liquide, gazeuse, ou solide, tel que les sols superficiels (le premier mètre tout au plus), les plantes, certains écosystèmes aquatiques, des cavités souterraines ou des structures géologiques poreuses en sous-sols profonds (plusieurs dizaines voire centaines de mètres), ou encore des matériaux à longue durée de vie (proche et au-delà de la centaine d’années).
Aujourd’hui, les principaux puits de carbone à l’échelle de la planète sont des puits naturels comme les océans, et les sols supports de la biomasse (forêt, tourbière, prairie, etc.). Ceux-ci peuvent stocker le CO2 mais aussi le méthane, l’autre gaz à effet de serre carboné très important. Face à l’urgence climatique, les niveaux de puits doivent être accrus.
La première question est celle de la préservation des puits « naturels » existants et de l’augmentation de leur efficacité. Ces actions s’accompagnent du développement de nouveaux puits dits « technologiques ».
À l’échelle du territoire français, où en sommes-nous en termes de capacités de puits pour piéger notre CO2 excédentaire ? Quelles nouvelles solutions devrons-nous développer et mettre en place ?
C’est à ces questions que tentent de répondre le rapport et les fiches de synthèse récemment publiés par un groupe de chercheurs membres de l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (ANCRE).
À l’échelle du territoire français, l’absorption nette de ces gaz à effet de serre a été chiffrée à 14 millions de tonnes de CO₂ équivalent sur l’année 2020, contre 50 millions de tonnes de CO2équivalent en 2005 (CO2 et méthane principalement).
D’après la Stratégie nationale bas carbone, la trajectoire des émissions nationales visant la neutralité carbone en 2050 exige de passer de 460 millions de tonnes de CO2eq émises par an en 2015, à 80 millions de tonnes de CO2 équivalent par an d’ici 2050. Une telle trajectoire devra ainsi s’accompagner d’un puits annuel d’au moins 80 millions de tonnes de CO2 équivalent pour atteindre la neutralité.
Un tel objectif nécessite ainsi le développement de ces puits d’un facteur 6. Il faudra avoir recours à des solutions de préservation et d’augmentation des puits naturels ainsi que des solutions technologiques.
Mieux comprendre et mieux protéger les puits naturels de carbone
Aujourd’hui, les forêts françaises et l’usage du bois d’œuvre constituent le principal puits national grâce à l’absorption du CO2 atmosphérique par la végétation via la photosynthèse. Après une forte augmentation jusqu’en 2008, on observe une tendance à la baisse via des épisodes de tempêtes, d’incendies, et la baisse du marché des produits issus du bois récolté. C’est sur ce dernier levier que la Stratégie nationale bas carbone souhaite jouer en redynamisant fortement les produits bois via notamment le développement des matériaux à longue durée de vie.
Les terres agricoles participent également aux puits de carbone français, en particulier via les prairies. Leurs surfaces ayant connu une baisse importante, en particulier entre 2005 et 2010, il convient aujourd’hui de les préserver et de redéployer des pratiques agricoles « stockantes » : développement de l’agroforesterie, des cultures intermédiaires, allongement des rotations des prairies temporaires, réimplantation des haies notamment.
Des pratiques stockantes spécifiques peuvent également être développées à travers l’implantation de la biomasse en milieux urbains : agriculture urbaine, jardins partagés, abords des infrastructures de transport, toits et façades végétalisés, ou encore végétalisation de friches industrielles et commerciales.
Les zones humides et milieux aquatiques contribuent également à stocker le carbone. (c) Jon/Unsplash
Les milieux aquatiques représentent des puits de carbone sur des échelles de temps supérieures à la centaine d’années, mais dont le potentiel est encore mal évalué.
Le stockage peut provenir de la dissolution directe dans l’eau du CO2 de l’air via les pompes biologiques et physiques, de la fixation du CO2 dans la matière organique issue de la photosynthèse par la flore dans les estuaires, deltas, mangroves, herbiers notamment, que l’on appelle « carbone bleu », de l’altération des roches silicatées (basaltes, granits, etc.) par les eaux de pluie chargée en acide carbonique issu de la dissolution du CO2 de l’air. Le carbone se retrouve alors stocké dans les roches sédimentaires des fonds marins. Pour ces milieux, la priorité revient à une meilleure connaissance par observation et modélisation des bilans d’émissions/absorption, qui sont encore difficiles à estimer.
L’avenir de ces puits naturels face à l’évolution de certaines activités humaines (urbanisation…) et aux effets du changement climatique reste cependant incertain, et peu étudié.
Développer des technologies de captage et de stockage de CO₂ d’origine atmosphérique
Ainsi, le recours à des systèmes technologiques de captage et de stockage est envisagé en parallèle. Le captage en milieu concentré (fumées ou effluents d’usines par exemple) est déjà déployé, mais le captage du CO2 atmosphérique doit encore être amélioré, en particulier son efficacité (le CO2 est bien plus dilué dans l’atmosphère que dans les fumées d’usine).
Parmi ces technologies, sont aujourd’hui en cours d’expérimentation le captage direct dans l’air ou encore le captage de CO₂ biogénique au sein de bioraffineries. La première solution, appelée « DACS » pour Direct Air Capture and Storage, commence à être démontrée, par exemple sur le site d’Orca en Islande, mais elle est encore difficilement reproductible sans être confrontée à des verrous en termes de bilan énergétique et donc de bilan d’émissions de GES.
Le CO2 émis par des bioraffineries (chaudières biomasse, méthaniseurs, usines de production de bioéthanol, etc.) est issu de la transformation de la biomasse ayant elle-même absorbé du CO2 atmosphérique durant sa croissance via la photosynthèse.
Au sein de la bioraffinerie, ce CO2 peut être capté avec les mêmes technologies que celles déployées à l’heure actuelle sur les cheminées d’usines ou centrales thermiques. Une fois capté, ce CO2 peut ensuite être recyclé ou séquestré dans un réservoir qui peut être géologique ou dans des sols plus superficiels (en tant qu’amendement pour les sols agricoles, dans d’anciennes mines ou carrières) ou encore dans des matériaux à longue durée de vie pour la construction du bâti ou d’infrastructures(charpentes, isolants, revêtement de route, bétons, etc.).
Si les solutions de puits de carbone semblent potentiellement nombreuses, d’importantes actions sont encore à mener afin de développer une meilleure connaissance des flux naturels, une plus grande maîtrise des pratiques stockantes liées à la gestion de la biomasse, ainsi que d’améliorer l’efficacité, la durabilité et les coûts des technologies dédiées.
Ces améliorations doivent encore être démontrées sur des systèmes complets à grande échelle. Il faudra en parallèle veiller à ce que ces technologies ne se substituent pas aux efforts de réduction d’émissions de GES, qui restent le premier levier pour l’atteinte de la neutralité carbone.
Enfin, de nombreuses actions d’accompagnements seront nécessaires, des cadres réglementaires aux normes de comptabilisation des bilans d’émissions, en passant par le soutien à la recherche et au développement et par l’amélioration de l’acceptabilité des nouvelles technologies. Un chantier important qui implique dès aujourd’hui les acteurs de la recherche, de l’industrie, les collectivités et les pouvoirs publics.
Daphné Lorner Analyste prospectiviste biocarburants transport, IFP Énergies nouvelles
Guillaume Boissonnet Directeur de Recherche – Economie Circulaire du Carbone, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Jack Legrand Professeur Emérite, Génie des Procédés, Université de Nantes
Monique Axelos Chercheur en alimentation et bioéconomie, Inrae
©Visuel : Kazuend
Cet article est publié sous licence Creative Commons et en partenariat avec theconversation.com
Abonnez-vous à la goodd.letter
Hugo Clément a tort d’essayer d’avoir raison…
linkedintwitterHugo Clément a tort d’essayer d’avoir raison…"Je suis passé du statut 'écolo bobo gaucho' à 'militant d’extrême-droite' en 24 heures". Sur un air de second degré, le journaliste-militant écologiste et fondateur du média Vakita a répondu aux critiques...
Derrière les plantes d’appartement, quel désir de nature chez les jeunes urbains ?
linkedintwitterDerrière les plantes d’appartement, quel désir de nature chez les jeunes urbains ?Par Gervaise Debucquet Enseignante-chercheuse, socio-anthropologie de l’alimentation, Audencia Allan Maignant Directeur ASTREDHOR Loire-Bretagne, Astredhor (Institut...
Urbanisme : « Toutes les architectures ne sont pas prêtes à affronter les défis climatiques, les architectes eux le sont »
linkedintwitterUrbanisme : « Toutes les architectures ne sont pas prêtes à affronter les défis climatiques, les architectes eux le sont »Par Gaël ClouzardODD N°6 : Eau propre et assainissementODD N°7 : Énergie propre et d'un coût abordableODD N°8 : Travail décent et...
RSE Créative : 6 cas concrets d’entreprises qui soutiennent leur marque et non l’inverse
linkedintwitter RSE Créative : 6 cas concrets d’entreprises qui soutiennent leur marque et non l’inverse Par Eric Espinosa ODD N°12 : Consommation et production durables ODD N°13 : Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques ODD N°17 : Partenariats...
Vous pourriez aimer
Il faut continuer d’expérimenter
linkedintwitterIl faut continuer d’expérimenterOn n’est pas prêt ! Cette phrase revient très souvent pour qualifier les actions des villes contre l’urgence climatique. Et oui c’est vrai. Malgré le constat implacable, les villes ne sont pas prêtes à supporter le choc...
Sport et Écologie : « communiquer sur ses actions écologiques ne doit pas dire donner des leçons à qui que ce soit »
linkedintwitter Sport et Écologie : « communiquer sur ses actions écologiques ne doit pas dire donner des leçons à qui que ce soit » Par Benjamin Adler ODD N°13 : Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques Vainqueur de la Challenge Cup...
Design : une ruche pour dire je t’aime aux abeilles (cœur sur la main)
linkedintwitterDesign : une ruche pour dire je t’aime aux abeilles (cœur sur la main)Par Florence BerthierODD N°13 : Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques ODD N°15 : Vie TerrestreLa ruche on connaît. Mais la ruche refuge, on connaît moins....
Les Français et la décarbonation : en bonne voie mais c’est pas gagné…
linkedintwitterLes Français et la décarbonation : en bonne voie mais c’est pas gagné…Par Eric EspinosaODD N°7 : énergie propre et d’un coût abordable ODD N°11 : villes et communautés durables ODD N°13 : Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiquesIl...